mercredi 26 septembre 2007

Promenade de la plage à chez nous


Voici quelques vues sur mon entourage direct : les maisons voisines, la plage, la mer et les Galets. Elles sont accompagnées d'un petit texte de Gilles Vigneault.

Je publierai d'ici quelques jours une sélection de textes du barde québécois, ayant trait directement à Natashquan.

Je vous suggère d'agrandir la fenêtre vidéo pour être en mesure de discerner quelque chose dans cet amas de pixels.

À bientôt,

Guillaume.

dimanche 23 septembre 2007

Aux alentours...

Notre maison est en bois, sur deux étages, peinte en bleu. Le perron est peint en rouge et donne de l’autre côté de la route, directement sur la mer. Nous partageons le jardin avec Lionel Vigneault, le cousin de Gilles, ainsi qu’avec une petite boutique qui nous sert d’entrepôt et d’une grange où nous avons été chercher quelques meubles.

Notre maison vue de la route, la maison de Lionel en arrière.

Notre maison a été construite à la fin des années 40 par Lionel, son frère Midas et leur père, qui est mort quelques mois à peine après l’achèvement des travaux. Lionel et Midas y vécurent jusqu’à ce que ce dernier meurre à son tour dans les années 80. le jardin est délimité par de belles clôtures en bois et est bordé de sapins. Nous avons installé deux hamacs qui donnent sur la plage, et, au bord de la clôture, un banc pour regarder la mer. Juste après c’est la dune et puis la plage. La maison paternelle de Gilles Vigneault, dont il parle dans l’hymne du Québec « Mon pays », est juste de l’autre côté de la route.

En haut, les hamacs. En bas, la maison paternelle de Gilles Vigneault.

En avant de chez nous, dans les dunes, le couple Lachance a retapé un bateau qu’il occupe tout l’été. Ils repartiront d’ici quelques semaines à Rivière-au-Tonerre, où ils vivent le restant de l’année. Sur un promontoire avancé dans la mer se trouve le Galet, symbole de Natashquan. C’est là que sont situés les anciens magasins des pêcheurs de morue. Le village a vécu de la pêche à la morue depuis sa création en 1855 jusqu’il y a une dizaine d’années, quand ce poisson a disparu de la contrée. Sur le Galet se trouvent encore cinq ou six de ces petits magasins, cabanes en bois isolées, témoins du passé du village, conservées en l’état pour les touristes. À droite sur la plage se trouve l’Échourie, café et salle de fête de Natashquan, fermé jusqu’en janvier. Le propriétaire m’a proposé d’y travailler dès sa réouverture.


La maison-bateau et le Galet, avancé dans la mer, avec ses fameux "magasins".

Notre chez nous est petit et chaleureux. La cuisine et le salon, tout en bois, se trouvent au rez-de-chaussée. À l’étage, il y a la salle de bain et trois chambres. Nous en avons transformé une en bureau et en bibliothèque. C’est de là que je vous écris. De notre chambre, nous voyons la mer et le Galet. Nous avons un vélo pour aller à l’épicerie ou au dépanneur, tant qu’il n’y a pas de neige.

Vues intérieures.

Le ciel est toujours bleu clair et profond. Natashquan bénéficie d’un ensoleillement exceptionnel, l’un des plus importants du Québec. Ce ne sera donc pas la nuit boréale que certains pouvaient imaginer. La mer est d’un bleu plus foncé, sombre et froid. Les goélands s’installent sur notre toit, les corbeaux dans les arbres alentours. Les ours sont plus loin, aux abords du village. La nuit, ils s’aventurent parfois sur la plage. Nous avons vu hier des traces de pas d’ours dans le sable. Ils sont dangereux à ce moment de l’année car leurs jeunes viennent de naître. Mais nous ne nous promenons jamais sans notre « répulsif à ours » à la ceinture, bombonne de poivre de cayenne achetée dans un magasin d’armes de Québec, censée paralyser la bête quelques secondes, le temps pour nous de nous enfuir.

N’ayant encore rencontré personne dans le village, à part le « petit Lionel » qui m’a fait visionner un film sur Natashquan – j’aurai l’occasion d’y revenir -, je n’ai à portée de mon étude que le jardin et la plage. J’y ai déjà constaté des phénomènes étranges. Je vous ai parlé des traces de pas d’ours dans le sable. Chaque jour, je découvre un oiseau mort, éventré. Ce matin, j’ai retrouvé deux viscères toutes fraîches sur le ponton en bois qui longe la plage. À midi, elles avaient disparu. Cet après-midi, à proximité des hamacs, j’ai découvert un petit amas de restes de poissons. Des têtes, des nageoires, des entrailles. J’y suis retourné il y a cinq minutes : tout avait disparu, il ne restait pas la moindre petite écaille. Qui avait déposé ces poissons là ? Qui est venu les reprendre et nettoyer l’endroit ? Un oiseau ? Un ours ? je n’y connais malheureusement rien en coutumes animales, mais je ne manquerai pas de me pencher sur la question.

Jusqu’au revoir,

Guillaume.

à venir cette semaine : promenade interactive de la plage à la maison, description et premières rencontres avec la population de Natashquan, compte-rendu d'une randonnée en forêt et dans la toundra.

vendredi 14 septembre 2007

Le bout du monde

Marie-Ève m’a donné le nom et la description physique du camionneur. C’est un ami du concierge de l’école de Natashquan. Il s’appelle Carl, il est gros et chauve, rempli de tatouages mais bon comme un agneau. À une heure trente, j’appelle un taxi et commence à redéménager mes cinq valises vers la sortie. Le taximan est ivre mort, la ville est déserte et sent la mort et l’indien bourré. Le dépôt de poste est silencieux. Je demande au taximan de m’attendre et frappe à la porte du hangar. Un ouvrier vient m’ouvrir, je lui invente qu’un lift a été prévu pour moi dans le camion qui se rend à Natashquan. Ça marche, je dépose mes valises et attends dehors que le postier arrive. Sur le coup de deux heure, un homme et une femme sortent du hangar et s’enquièrent de ma présence sur le parking. Je leur explique ma situation et le voyage parcouru jusqu’ici. L’idée qu’un belge – c’est où ça encore, la Belgique – choisisse de s’installer de son plein gré à Natashquan, au bout du monde, leur paraît aussi extravagante que séduisante. Ça les fait beaucoup rire. Ils s’appellent Yvon et Brigitte, ma présence les surexcite, la leur me rassure. Ils m’assurent que le gros Carl me conduira avec plaisir jusqu’à Natashquan. Leur accent est fort, leur teint hâlé, ils me racontent leur vie sur la Côte Nord, la luminosité de la région, la neige qui endort le pays. Je me mets à chanter « Mon pays » de Gilles Vigneault avec eux, à leur plus grand étonnement. Me voyant transi par le froid, Yvon va chercher son van et me propose de m’y installer en attendant Carl. Brigitte rentre chez elle. Yvon me parle de chasse, d’orignaux, de l’île d’Anticosti et des autochtones, des gens « correks ».

Carl finit par arriver vers deux heure trente dans un énorme truck bleu volvo. La description colle, c’est un dur, un vrai, deux cent kilos pour moins d’un mètre septante, une fine chemise à carreaux ouverte dans la nuit glaciale. Il me tape dans le dos. Il me dit pas de problème pour le voyage, mais il va falloir cracher 25 « piastres ». Je lui réponds marché conclu, espérant avoir cet argent dans les poches. Je m’installe dans la cabine pendant qu’il charge le camion. Je l’entends dans mon dos balancer des sacs postaux tel un fort des halles, faisant se tortiller le camion dans tous les sens. Il fait tomber les palettes en sacrant à tout va, « Tabarnac ! » Après une demi-heure, il me rejoint dans la cabine et prend le volant en riant : qu’est-ce qu’un Suisse peut bien aller faire à Natashquan ?!

Il fait noir. La 138 quitte Sept-Îles et les dernières lumières de ville pour Havre-Saint-Pierre. Trois cent kilomètres et un seul village, Rivière-au-Tonnerre, pour les séparer. Sur la route déserte, entre sapins et rivières suggérées par les innombrables ponts de bois, Carl m’introduit à ma future vie. Il me parle des tempêtes si fréquentes dans la région : il n’y a pas deux jours, les vents soufflaient à 120 km/h, envolant les toits des maisons. Il me parle de l’hiver rude qui m’attend, entrecoupant ses descriptions de grands éclats de rire : « Si t’aimes pas le vent et la neige, t’es foutu ! » Il me raconte l’anecdote du touriste français qui, voulant photographier un ours, s’était éloigné de son groupe emmené par un montagnais ; l’ours l’avait attrapé, et avait été le bouffer sur un petit îlot plus loin, devant les visages pâles des copains. Carl se marre, il fonce à plus de cent à l’heure sur la route cabossée. Ça lui plaît beaucoup d’avoir un Suisse dans son camion. Je dois tendre l’oreille en permanence pour déchiffrer ce qu’il me raconte, mais le courant passe bien. Il ne fait aucun effort pour articuler, mais consent à répéter les phrases que je ne comprends pas.

L’aube commence à poindre à l’entrée de Rivière-au-Tonerre, plus communément appelé Rivière Boom-Boom. Je pressens déjà les couleurs, je commence à apercevoir le fleuve – ou l’océan – tandis que Carl décharge ses palettes dans le bureau de poste du village. Nous repartons vite, tandis que la boule rouge du soleil fait son apparition à l’horizon. Les choses autour de nous, tout alors se réveille dans une étoffe rose. La boule rouge disparaît derrière un gigantesque rideau de nuages plissés, l’océan est maintenant bien visible, drapé d’orange. L’engourdissement me quitte alors qu’autour de moi surgit le plus beau matin du monde. Mon guide continue de s’esclaffer à mes côtés, ne me posant aucune question mais guettant la moindre de mes réactions avec avidité. Il se rend compte de l’importance du moment et du rôle qu’il joue dans mon voyage, accompagnant les derniers kilomètres du pied-tendre que je suis vers le bout du monde.

Un peu avant six heure, le grand drap rose des nuages s’est transformé avec la lumière en énorme planète à l’horizon, au bout de la route. Une planète ou alors un désert, avec des chemins, des collines et des cratères. Autour de nous, le paysage s’aplanit, les sapins sont moins nombreux, moins grands aussi. Nous entrons dans l’aéroport endormi de Havre-Saint-Pierre, les vitres des petits avions projettent des éclats roses. Nous n’avons pas encore croisé la moindre voiture depuis le départ de Sept-Îles.

Mon guide m’a autorisé à fumer dans son camion. Il est rassuré de savoir que quelqu’un m’attend à Natashquan : « alors comme ça tu t’en viens repeupler Natashquan avec ta blonde ? », me fait-il en explosant de rire. Au moins me tiendra-t-elle au chaud, ajoute-t-il avec plus de sérieux. La route se poursuit indéfiniment. Les petits lacs deviennent violets, l’océan répète inlassablement ses mille gouaches du bleu foncé au clair pastel, la petite végétation étale toute la palette des couleurs du brun au vert. Avant Havre-Saint-Pierre néanmoins, les sapins presque disparaissent, ne reste que du sable soufflé par le vent et des panneaux tordus indiquant l’entrée dans le village.

Havre-Saint-Pierre est habillé aux couleurs de l’Acadie. Partout flottent ces singuliers drapeaux français ornés d’une étoile, et de nombreux cartons rappellent que le village fête cette année les cent-cinquante ans de sa fondation. Carl n’aime pas les acadiens : « Y savent toute, *** ». Le village m’apparaît assez sinistre, grand et vide, silencieux, du sable balaie les rues. Quelques ouvriers se rassemblent devant un hangar, quelques pick-ups démarrent. Il est sept heure.

Il ne reste plus que cent cinquante kilomètres avant l’arrivée à Natashquan. Nous empruntons maintenant le dernier tronçon de la route 138, qui relie Natashquan au reste du monde depuis seulement dix ans. Il n’y a plus comme végétation que des petits pins, de frêles feuillus et des branches blanches tordues nageant dans les marais. La route ressemble à un gros boudin de bitume surélevé zigzagant entre les marécages. Carl me dit que je dois revenir ici en hiver, pour voir la neige qui s’amoncelle à perte de vue. Le spectacle présent m’enchante et m’effraie déjà suffisamment, malgré l’ignorance absolue que j’ai des choses de la nature. Nous croisons un renard en bord de route, et puis un phoque sur le rocher d’une rivière. Carl me parle de ses parties de chasse et de pêche. Il ne reste que trois villages avant Natashquan : Baie-Johan-Beetz, Aguanish et L’Île Michon. Des villages minuscules en bord d’océan, faits de petites cabanes de pêcheurs en bois. Je me dis que maintenant, je peux avoir une bonne idée de ce qui m’attend à Natashquan. Cinquante kilomètres avant l’arrivée, Carl m’annonce en hurlant de rire qu’une bonne femme a monté une station de radio à Natashquan, et que ça vaut la peine de l’écouter de temps en temps. Il allume l’autoradio lorsque nous sommes assez proches du village. Une dame est effectivement en train de déclamer les publicités et promotions des trois magasins du village, l’horaire des messes, les fêtes du jour ainsi qu’une annonce de prévention contre l’alcool au volant. Le tout entrecoupé d’un vieux country du meilleur cru. Je rigole avec Carl, survolté aux abords du village. À mon soulagement, les sapins ont refait leur apparition au bord des éternelles rivières que nous traversons. Le paysage semble moins hostile qu’au Havre-Saint-Pierre.

Il est neuf heure trente lorsqu’un panneau m’indique l’entrée dans Natashquan. Oui, le village correspond aux trois photos que j’avais vues avant mon départ. Un village construit sur le sable mais rempli de sapins, des maisons en bois de toutes les couleurs, un pont de bois au milieu enjambant la rivière Natashquan, une belle église blanc cassé, et, enfin, l’école et le bureau de poste. Je saute de la cabine et cours en direction de l’école Notre-Dame des Anges. Une dame de l’école, qui a vu le camion arriver, vient dans ma direction : « êtes-vous le chum de Marie-Ève ? Suivez-moi, elle est dans sa classe ! » Un peu que je vais la suivre ! J’entre dans la classe pleine de petits montagnais joufflus et tente d’y croiser le regard de Marie-Ève. Elle est là, me présente à tous ces enfants du bout du monde qui semblaient m’attendre avec impatience. Ils sont impressionnés par mon physique atypique. Marie-Ève abandonne sa classe, le visage pourpre, et nous retournons au camion pour décharger mes valises. Je remercie encore Carl qui me tape dans le dos avec son énorme patte, me souhaitant un bon séjour à nulle part : « Qu’est-ce que tu vas t’ennuyer icitte mon gars ! » qu’il me lance en rigolant.


Arrivée devant notre maison à Natashquan



jeudi 13 septembre 2007

On the road to Natashquan


Le bus qui part de Sainte-Foy est supposé m’emmener jusqu’à Sept-Îles. Pas plus loin. Douze heures de route. Il restera, une fois là-bas, cinq cent kilomètres à effectuer par un autre moyen pour atteindre Natashquan. En tout, près de mille deux cent kilomètre sur une seule et même route, la « route des baleines », portant le numéro 138, qui longe le Saint-Laurent de Montréal à son embouchure : Natashquan, terminus de la route. Je n’y pense pas encore. J’ai trois valises et deux sacs. Impossible de me déplacer à pied.

Je connais les cinq cents premiers kilomètres pour les avoir déjà emprunté il y a deux ans. L’autobus traverse d’abord Québec, le temps d’un salut au château Frontenac, part ensuite vers les chutes de Montmorency, ornée pour l’occasion d’un bel arc-en-ciel, le long de l’île d’Orléans, à Saint-Anne de Beaupré dont le « cyclorama de Jérusalem » est pris d’assaut par les touristes yankees, Baie-Saint-Paul, ex-paradis perdu où m’attends la maison de mes rêves, jusqu’à la Malbaie et les derniers touristes. Le soleil est haut dans le ciel et ses rayons inondent l’Intercar. Déjà, les villages se font plus espacés, la grande route droite monte et descend entre deux rangées de sapin. À droite, le Saint-Laurent prend de l’aisance et s’élargit à vue d’œil. Arrive Tadoussac et son traversier ; le bus monte à bord, je saute sur le pont, avec Bob Dylan collé aux oreilles. Appuyé à la rambarde, le vent et le soleil dans la figure, les bras en croix, je suis le roi du monde, ou Quinn le futur esquimau. Je suis de retour, j’ai traversé l’océan et la fin de mes études, je suis revenu pour rester, et Tadoussac n’est maintenant qu’une étape vers ma fabuleuse destination. L’eau est partout, les montagnes ne sont que des ombres en contre-jour.

De retour sur la terre ferme, le bus remonte la route avant de redescendre aux Escoumins, où tout encore m’est familier. Je retrouve le voilier de l’oncle amarré dans la baie, celui avec lequel j’étais parti observer les baleines il y a deux ans, la chocolaterie belge et l’épicerie dispendieuse, les maisons aux toits rouges. Le bus s’arrête pour deux passagers, j’arrête la musique et me cale dans mon fauteuil reculé au maximum. C’est la fin de la relecture du mythe et le début de l’aventure, la fuite vers l’inconnu de la Côte Nord. Les sapins sont par milliers à l’horizon, verts et oranges et bruns. Des chaises en plastic attendent en couple aux portes des cabines de motels défraîchis. Les minutes s’écoulent sans que je ne décèle la moindre trace humaine.

Voilà vingt minutes qu’il n’y a plus d’habitation en bord de route. Il n’y a plus que des sapins et le Saint-Laurent à droite, si large qu’il se mélange avec le ciel. À un tournant soudain, l’Intercar croise un bus scolaire jaune arrêté. Au loin, une maison en bois dans la clairière. Trois enfants sortent et courent vers la maison, sac sur le dos. Nous entrons à Forestville deux minutes plus tard et nous arrêtons devant un centre commercial et un Mac Donald’s. Rien n’est jamais perdu.

À seize heure, le bus s’arrête au milieu de nulle part, à la lisière d’une forêt. Un Innu qui se trouvait au fond descend, des sacs de matériel informatique dans les mains. Il rejoint sa maison, cachée derrière les arbres. Une grosse demi-heure plus tard, c’est l’entrée dans Baie-Comeau, le retour à la civilisation que je n’attendais plus. La ville surgit dans la vallée, autant dire de nulle part. La route 138 n’est plus seule, elle se transforme en boulevard, les feux de circulation réapparaissent, les croisements, les files de voitures, les pancartes, quelques piétons, un Walt Mart, un Mac Donald’s, un grand parking rempli de familiales et de véhicules récréatifs. Une demi-heure de pause dans la gare routière, en bord de fleuve.

Changement de chauffeur et cap sur Port Cartier et Sept-Îles. Un peu avant dix-huit heure, le soleil commence sa descente sur la route des baleines. Le Saint-Laurent est large comme un océan sans fin, nous roulons entre des milliers de lacs et de sapins de carte postale. Mon ventre se serre. Nous n’avons plus croisé de voiture ou de maison depuis plus d’une demi-heure. Dans les derniers rayons du soleil, le bus entre en pleine partie de montagnes russes, seul au milieu des sapins sur cette route qui monte, descend et tourne entre les lacs et les rivières.

Il est maintenant près de dix-neuf heure et toujours pas de Port Cartier en vue. La route est de plus en plus mauvais état et le chauffeur ne ralentit pas. Il ne reste qu’une dizaine de passagers endormis dans le bus qui gigote, se laissant porter le regard vide, usés par la fatigue. La moitié sont des autochtones. Le soleil est couché. Eau et sapin, et vent. Enfin, un restaurant routier se dresse en bord de route, crasseux comme les visages des gens qui le compose. Je prends un café dans la solitude et l’incompréhension la plus totale, toisé par les faces millénaires des Innus et centenaires des vieux québécois. Dehors, la nuit est angoissante. Les sapins ne sont plus qu’une énorme masse d’ombre noire menaçante, le ciel gigantesque s’étale en tâches d’encre. Mon ventre est noué. Les visages rudes qui m’entourent, l’odeur humide m’oppressent
- « Look ! They’re shooting bears ! They killed a million of them last year alone ! » Je n’ai vraiment pas ma place ici, à quoi pensais-je lorsque j’ai embarqué pour ce voyage vers l'abîme? Cette liberté que je cherchais à tout prix m’oppresse à présent, m’étouffe dans la noirceur de ce pays sans fin. Et il me semble que je ne trimballe avec moi que des démons, des figures grimaçantes. Des images infernales de tempête et d’alcool se bousculent dans ma tête.

De retour dans le bus, la route infinie continue de s’enfoncer dans la nuit et les sapins. Il est huit heure trente lorsque nous entrons dans Sept-Îles, la ville la plus importante de la Côte Nord. Que de chemin parcouru jusqu’ici, et pourtant, la ville est la même que dans le sud. De grands boulevards la quadrille jusqu’au fleuve, les petites maisons et les magasins s’alignent comme des bancs d’école, l’éclairage public et les nombreuses voitures, les vitrines des fast-food rendent le tout très urbain. Je me remets ensemble, ce n’est toujours pas le bout du monde.
À la sortie du bus pourtant, c’est la panique. Je n’ai aucune idée de la manière dont j’atteindrai Natashquan et je n’ai plus qu’une trentaine de dollars en poche. Je téléphone à Marie-Ève qui me propose un coup improbable : me présenter au dépôt de poste de Sept-Îles sur le coup de deux heure du matin et tenter d’embarquer dans la camion postal se rendant jusqu’à Natashquan. En attendant, avec ma maison enfermé dans cinq énormes valises, j’appelle un taxi pour me mener jusqu’à l’auberge de jeunesse de la petite ville. Celle-ci est à l’image de la ville, pour le moins sinistre. L’aubergiste est un grand doux moustachu, incapable de me donner le moindre renseignement sur la région et les moyens de transport, incapable aussi d’utiliser une carte de crédit. Quand il n’est pas derrière son comptoir, il dessine sur une table du salon un drapeau ésotérique aux couleurs de la paix dans le monde, petites colombes, ying et yang et tout le tralala. Moi, je mange mon tabac sur le balcon avant, comptant et recomptant mon argent, épuisant toutes les possibilités que j’ai de me rendre à Natashquan : c’est simple, si le coup de la poste ne fonctionne pas, je perds mes derniers dollars en taxi et ne peux plus me rendre nulle part. Je peux aussi attendre le lendemain à seize heure un dernier bus me conduisant à Havre-Saint-Pierre, mais pas plus loin. Et là, même topo, il me faudrait trouver une auberge, mais plus d’argent.

mercredi 12 septembre 2007

Réveil

Se réveiller après cent mille ans de gris bruxellois, progressivement réaliser que l’on est à l’endroit exact où nos rêveries nous menaient invariablement, voir un bout d’aurore lève-tôt, le ciel immense, bleu comme l’océan, sentir le vent caresser en douceur les fins rideaux blancs de la fenêtre, descendre les escaliers craquants jusqu’au gigantesque frigo américain rempli de pain mou, de fromage mou, de sauces piquantes, de bidons de lait et de jus d’orange, de raisins sanguins, ouvrir la baie vitrée où le soleil frappe et s’étendre sur le balcon de bois chauffé, respirer le matin frais. La transition n’est pas encore opérée, mais le nouveau goût est déjà dans la bouche.

Au programme de la journée, une visite à la clinique de Saint-Jean pour un certificat de bonne santé, papier indispensable à l’obtention du permis de travail. Promenade à pied sur la « Commerciale », c’est-à-dire l’autoroute bordée de magasins qui traverse la banlieue. Le vent souffle toutes les odeurs de l’Amérique. Pas de souci majeur, la pharmacie est en dessous du cabinet, au cas où je désire prendre quelques chips pour mon moteur. Plus tard dans la journée, retour à la rivière Etchemin où il y a deux ans, je venais méditer sur le sens et la célérité de toutes les choses que mon gros nez pouvait atteindre. Le rocher sur lequel je posais mes petites fesses a disparu, l’eau a monté à cause des fortes pluies. Je manque de me casser la tête pour en atteindre un autre. Cigarette, vent, clichés, un grand sourire et retour à la maison.

J’ai Marie-Ève au bout du fil. Je me suis déjà sacrément rapproché d’elle. Le départ pour Natashquan est fixé au lendemain matin. Pas le temps de souffler. Les violons cinématographiques se mettent en branle, les sacs se ferment les uns après les autres. L’essayage de vêtements d’hiver se fait en fast-forward esthétique. J’hérite du père de Marie-Ève d’un superbe manteau en poil, d’un chapeau et de pulls en laine. Dodo dans le grand lit mou.

mardi 11 septembre 2007

Le départ

Prendre un avion vers les Etats-Unis un 11 septembre, avec la compagnie même qui s’enfonça dans les Twin Towers en 2001, a ses avantages et ses inconvénients. Certes, le billet est moins cher, l’avion est à moitié vide et le confort maximal, mais la psychose au sol est totale. Dès Zaventem, je dois répondre à un questionnaire dérangeant imposé par les employés flamands d’American Airlines, en anglais bien sûr. Deux fouilles plutôt qu’une, et me voilà parti vers Chicago. Neuf heures de vol sans anecdote majeure ni tracas excessifs, n’était-ce mon voisin de devant qui m’écrase les genoux en sautant sur son siège continuellement.

À Chicago, je n’ai qu’une heure quarante pour attraper ma correspondance vers Montréal. Contrôle serré à la douane, le flic veut absolument savoir ce que je vais faire au Canada pendant six mois. Je lui explique que je prends des vacances mais il n’est pas convaincu, et pendant dix minutes, il m’interroge sur le programme exact de ces vacances, les gens que je connais là-bas, les villes que je vais visiter. Je lui sors ma liste de numéros de téléphone, lui expose le budget dont je dispose de manière aussi détaillée qu’inexacte, lui raconte les liens qui m’unissent au pays et les nombreux passages que j’ai déjà fait au Canada. Finalement, il s’assure que je n’ai pas l’intention de rester aux Etats-Unis, ni d’y repasser pendant ces six mois, prend mes empreintes, tire mon portrait avec une webcam et passe au touriste suivant. Il me reste une heure dix. Je fonce au carrousel récupérer mes valises – elles sont parmi les dernières à arriver – et je me faufile dans la queue pour le check-in. Après des minutes qui semblent une éternité, je dépose mes bagages en vue d’une deuxième fouille et fonce vers le petit train qui m’emmène au terminal des départs pour le Canada. Il ne me reste qu’une trentaine de minutes lorsque j’arrive en bout de queue pour la fouille des bagages à main. Et c’est reparti pour les questions, l’inspection du passeport. Une agente noire me retient alors que je m’apprête à me déshabiller pour la fouille, car ma guitare la dérange. Sa taille n’est pas réglementaire. Je gémis que c’est trop tard pour me l’annoncer, que j’ai un avion à prendre et que la guitare a déjà été contrôlée 3 fois jusqu’ici. Elle me laisse passer, il me reste douze minutes. Je me rhabille en triple vitesse, en nage, les chaussures ouvertes, et fonce vers les écrans pour prendre connaissance de ma porte d’embarquement. Je suis les indications en tentant de me calmer, pensant que plus rien ne peut m’arriver. J’accélère le pas à l’entrée de couloirs qui semblent infinis. Passant devant un écran, je vois qu’il me reste cinq minutes avant le décollage et que les passagers ont déjà tous embarqué dans l’avion vers Montréal. Je galope à en perdre haleine, ma porte est tout au bout du couloir. J’arrive, je suis le dernier passager, mais qu’à cela ne tienne, la fouille recommence, des mains se promènent dans mes habits trempés, mon cœur est au bord de l’implosion. Quand je rentre dans l’avion, le steward est déjà en pleine démonstration des consignes de sécurité. Je m’installe tout au fond et m’endors instantanément.

Je me réveille au décollage. L’avion ressemble à un bus, nous sommes une trentaine de passagers tout au plus. J’ouvre le petit store de mon hublot pour contempler l’Illinois. Je me crois dans Google Earth. Tout est plat, les industries côtoient les quartiers résidentiels pleins de piscines bleues fluorescentes, les énormes highways américaines filent à l’infini, s’emmêlent lorsqu’elles se croisent. Devant moi, la côte et Chicago, la forêt de grattes-ciels démentiels qui projettent leur ombre à des kilomètres. L’avion passe au dessus de petites boules de nuages jouant au soleil et à la pénombre avec la terre. Je reprends mon souffle devant ces étendues incompréhensibles avant qu’elles ne me le coupent.

L’arrivée à Montréal est plus paisible, l’agent de douane se montre avare en détails et me laisse aller après le contrôle du passeport. Je me précipite sur le parking extérieur et m’allume une cigarette pour digérer ces treize heures d’enfermement, même au-dessus des nuages. Des trombes d’eau tombent sur l’aéroport Eliot Trudeau.

Ayant décidé de rejoindre au plus vite la ville de Québec, je ne vois de Montréal que ses ombres, les flèches et dômes verts de ses églises, ses tours de verre, ses résidences bétonnées, ses escaliers muraux et grandes avenues jaunes. A Berri, où je m’étonne de me sentir si à l’aise, j’embarque dans l’Orléans Express à destination de Sainte-Foy, où les parents de Marie-Ève m’attendent. Le retour jusqu’à Saint-Jean Chrysostome s’apparente à une procession. J’aurais pu faire le trajet les yeux fermés, depuis la gare où la silhouette embuée de Marie-Ève se dessine encore précisément dans ma mémoire, en passant par le pont Pierre Laporte, les pierres de la rive Sud, jusqu’à l’entrée de la banlieue américaine où j’avais séjourné deux ans auparavant. Un sandwich et au lit, le lit tant attendu, reconnu, les pieds nus sur le plancher qui craque. De la place Saint-Géry au lit québécois, il y a exactement vingt-quatre heures.