vendredi 14 septembre 2007

Le bout du monde

Marie-Ève m’a donné le nom et la description physique du camionneur. C’est un ami du concierge de l’école de Natashquan. Il s’appelle Carl, il est gros et chauve, rempli de tatouages mais bon comme un agneau. À une heure trente, j’appelle un taxi et commence à redéménager mes cinq valises vers la sortie. Le taximan est ivre mort, la ville est déserte et sent la mort et l’indien bourré. Le dépôt de poste est silencieux. Je demande au taximan de m’attendre et frappe à la porte du hangar. Un ouvrier vient m’ouvrir, je lui invente qu’un lift a été prévu pour moi dans le camion qui se rend à Natashquan. Ça marche, je dépose mes valises et attends dehors que le postier arrive. Sur le coup de deux heure, un homme et une femme sortent du hangar et s’enquièrent de ma présence sur le parking. Je leur explique ma situation et le voyage parcouru jusqu’ici. L’idée qu’un belge – c’est où ça encore, la Belgique – choisisse de s’installer de son plein gré à Natashquan, au bout du monde, leur paraît aussi extravagante que séduisante. Ça les fait beaucoup rire. Ils s’appellent Yvon et Brigitte, ma présence les surexcite, la leur me rassure. Ils m’assurent que le gros Carl me conduira avec plaisir jusqu’à Natashquan. Leur accent est fort, leur teint hâlé, ils me racontent leur vie sur la Côte Nord, la luminosité de la région, la neige qui endort le pays. Je me mets à chanter « Mon pays » de Gilles Vigneault avec eux, à leur plus grand étonnement. Me voyant transi par le froid, Yvon va chercher son van et me propose de m’y installer en attendant Carl. Brigitte rentre chez elle. Yvon me parle de chasse, d’orignaux, de l’île d’Anticosti et des autochtones, des gens « correks ».

Carl finit par arriver vers deux heure trente dans un énorme truck bleu volvo. La description colle, c’est un dur, un vrai, deux cent kilos pour moins d’un mètre septante, une fine chemise à carreaux ouverte dans la nuit glaciale. Il me tape dans le dos. Il me dit pas de problème pour le voyage, mais il va falloir cracher 25 « piastres ». Je lui réponds marché conclu, espérant avoir cet argent dans les poches. Je m’installe dans la cabine pendant qu’il charge le camion. Je l’entends dans mon dos balancer des sacs postaux tel un fort des halles, faisant se tortiller le camion dans tous les sens. Il fait tomber les palettes en sacrant à tout va, « Tabarnac ! » Après une demi-heure, il me rejoint dans la cabine et prend le volant en riant : qu’est-ce qu’un Suisse peut bien aller faire à Natashquan ?!

Il fait noir. La 138 quitte Sept-Îles et les dernières lumières de ville pour Havre-Saint-Pierre. Trois cent kilomètres et un seul village, Rivière-au-Tonnerre, pour les séparer. Sur la route déserte, entre sapins et rivières suggérées par les innombrables ponts de bois, Carl m’introduit à ma future vie. Il me parle des tempêtes si fréquentes dans la région : il n’y a pas deux jours, les vents soufflaient à 120 km/h, envolant les toits des maisons. Il me parle de l’hiver rude qui m’attend, entrecoupant ses descriptions de grands éclats de rire : « Si t’aimes pas le vent et la neige, t’es foutu ! » Il me raconte l’anecdote du touriste français qui, voulant photographier un ours, s’était éloigné de son groupe emmené par un montagnais ; l’ours l’avait attrapé, et avait été le bouffer sur un petit îlot plus loin, devant les visages pâles des copains. Carl se marre, il fonce à plus de cent à l’heure sur la route cabossée. Ça lui plaît beaucoup d’avoir un Suisse dans son camion. Je dois tendre l’oreille en permanence pour déchiffrer ce qu’il me raconte, mais le courant passe bien. Il ne fait aucun effort pour articuler, mais consent à répéter les phrases que je ne comprends pas.

L’aube commence à poindre à l’entrée de Rivière-au-Tonerre, plus communément appelé Rivière Boom-Boom. Je pressens déjà les couleurs, je commence à apercevoir le fleuve – ou l’océan – tandis que Carl décharge ses palettes dans le bureau de poste du village. Nous repartons vite, tandis que la boule rouge du soleil fait son apparition à l’horizon. Les choses autour de nous, tout alors se réveille dans une étoffe rose. La boule rouge disparaît derrière un gigantesque rideau de nuages plissés, l’océan est maintenant bien visible, drapé d’orange. L’engourdissement me quitte alors qu’autour de moi surgit le plus beau matin du monde. Mon guide continue de s’esclaffer à mes côtés, ne me posant aucune question mais guettant la moindre de mes réactions avec avidité. Il se rend compte de l’importance du moment et du rôle qu’il joue dans mon voyage, accompagnant les derniers kilomètres du pied-tendre que je suis vers le bout du monde.

Un peu avant six heure, le grand drap rose des nuages s’est transformé avec la lumière en énorme planète à l’horizon, au bout de la route. Une planète ou alors un désert, avec des chemins, des collines et des cratères. Autour de nous, le paysage s’aplanit, les sapins sont moins nombreux, moins grands aussi. Nous entrons dans l’aéroport endormi de Havre-Saint-Pierre, les vitres des petits avions projettent des éclats roses. Nous n’avons pas encore croisé la moindre voiture depuis le départ de Sept-Îles.

Mon guide m’a autorisé à fumer dans son camion. Il est rassuré de savoir que quelqu’un m’attend à Natashquan : « alors comme ça tu t’en viens repeupler Natashquan avec ta blonde ? », me fait-il en explosant de rire. Au moins me tiendra-t-elle au chaud, ajoute-t-il avec plus de sérieux. La route se poursuit indéfiniment. Les petits lacs deviennent violets, l’océan répète inlassablement ses mille gouaches du bleu foncé au clair pastel, la petite végétation étale toute la palette des couleurs du brun au vert. Avant Havre-Saint-Pierre néanmoins, les sapins presque disparaissent, ne reste que du sable soufflé par le vent et des panneaux tordus indiquant l’entrée dans le village.

Havre-Saint-Pierre est habillé aux couleurs de l’Acadie. Partout flottent ces singuliers drapeaux français ornés d’une étoile, et de nombreux cartons rappellent que le village fête cette année les cent-cinquante ans de sa fondation. Carl n’aime pas les acadiens : « Y savent toute, *** ». Le village m’apparaît assez sinistre, grand et vide, silencieux, du sable balaie les rues. Quelques ouvriers se rassemblent devant un hangar, quelques pick-ups démarrent. Il est sept heure.

Il ne reste plus que cent cinquante kilomètres avant l’arrivée à Natashquan. Nous empruntons maintenant le dernier tronçon de la route 138, qui relie Natashquan au reste du monde depuis seulement dix ans. Il n’y a plus comme végétation que des petits pins, de frêles feuillus et des branches blanches tordues nageant dans les marais. La route ressemble à un gros boudin de bitume surélevé zigzagant entre les marécages. Carl me dit que je dois revenir ici en hiver, pour voir la neige qui s’amoncelle à perte de vue. Le spectacle présent m’enchante et m’effraie déjà suffisamment, malgré l’ignorance absolue que j’ai des choses de la nature. Nous croisons un renard en bord de route, et puis un phoque sur le rocher d’une rivière. Carl me parle de ses parties de chasse et de pêche. Il ne reste que trois villages avant Natashquan : Baie-Johan-Beetz, Aguanish et L’Île Michon. Des villages minuscules en bord d’océan, faits de petites cabanes de pêcheurs en bois. Je me dis que maintenant, je peux avoir une bonne idée de ce qui m’attend à Natashquan. Cinquante kilomètres avant l’arrivée, Carl m’annonce en hurlant de rire qu’une bonne femme a monté une station de radio à Natashquan, et que ça vaut la peine de l’écouter de temps en temps. Il allume l’autoradio lorsque nous sommes assez proches du village. Une dame est effectivement en train de déclamer les publicités et promotions des trois magasins du village, l’horaire des messes, les fêtes du jour ainsi qu’une annonce de prévention contre l’alcool au volant. Le tout entrecoupé d’un vieux country du meilleur cru. Je rigole avec Carl, survolté aux abords du village. À mon soulagement, les sapins ont refait leur apparition au bord des éternelles rivières que nous traversons. Le paysage semble moins hostile qu’au Havre-Saint-Pierre.

Il est neuf heure trente lorsqu’un panneau m’indique l’entrée dans Natashquan. Oui, le village correspond aux trois photos que j’avais vues avant mon départ. Un village construit sur le sable mais rempli de sapins, des maisons en bois de toutes les couleurs, un pont de bois au milieu enjambant la rivière Natashquan, une belle église blanc cassé, et, enfin, l’école et le bureau de poste. Je saute de la cabine et cours en direction de l’école Notre-Dame des Anges. Une dame de l’école, qui a vu le camion arriver, vient dans ma direction : « êtes-vous le chum de Marie-Ève ? Suivez-moi, elle est dans sa classe ! » Un peu que je vais la suivre ! J’entre dans la classe pleine de petits montagnais joufflus et tente d’y croiser le regard de Marie-Ève. Elle est là, me présente à tous ces enfants du bout du monde qui semblaient m’attendre avec impatience. Ils sont impressionnés par mon physique atypique. Marie-Ève abandonne sa classe, le visage pourpre, et nous retournons au camion pour décharger mes valises. Je remercie encore Carl qui me tape dans le dos avec son énorme patte, me souhaitant un bon séjour à nulle part : « Qu’est-ce que tu vas t’ennuyer icitte mon gars ! » qu’il me lance en rigolant.


Arrivée devant notre maison à Natashquan



6 commentaires:

Unknown a dit…

merci pour ce petit carnet de route, très ympathique et toujours bien rédigé.
A très bientôt sur ce blog, et peut-être sur le site des gratte-papiers...?
Damien

Anonyme a dit…

"C'est une Maison Bleue accrochée a la colline.......(aur conu lol)
t'as pas oubliée la gratte hein ??
donc t'es au QueBec ! Super si tu veux des adressses j'ai quelques connaissances dans les environ
Salut a toi je fais la commision aux potes et ben....................
a tout'
RAZA

Anonyme a dit…

je vais suivre de très près tes aventures boréales...Wil Becker

Anonyme a dit…

Quel dépaysement ! L'air doit y être pur et agréablement frais, l'endroit respire la nature et la douceur de vivre .... Profite, profite, et raconte nous !

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Anonyme a dit…
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