jeudi 13 septembre 2007

On the road to Natashquan


Le bus qui part de Sainte-Foy est supposé m’emmener jusqu’à Sept-Îles. Pas plus loin. Douze heures de route. Il restera, une fois là-bas, cinq cent kilomètres à effectuer par un autre moyen pour atteindre Natashquan. En tout, près de mille deux cent kilomètre sur une seule et même route, la « route des baleines », portant le numéro 138, qui longe le Saint-Laurent de Montréal à son embouchure : Natashquan, terminus de la route. Je n’y pense pas encore. J’ai trois valises et deux sacs. Impossible de me déplacer à pied.

Je connais les cinq cents premiers kilomètres pour les avoir déjà emprunté il y a deux ans. L’autobus traverse d’abord Québec, le temps d’un salut au château Frontenac, part ensuite vers les chutes de Montmorency, ornée pour l’occasion d’un bel arc-en-ciel, le long de l’île d’Orléans, à Saint-Anne de Beaupré dont le « cyclorama de Jérusalem » est pris d’assaut par les touristes yankees, Baie-Saint-Paul, ex-paradis perdu où m’attends la maison de mes rêves, jusqu’à la Malbaie et les derniers touristes. Le soleil est haut dans le ciel et ses rayons inondent l’Intercar. Déjà, les villages se font plus espacés, la grande route droite monte et descend entre deux rangées de sapin. À droite, le Saint-Laurent prend de l’aisance et s’élargit à vue d’œil. Arrive Tadoussac et son traversier ; le bus monte à bord, je saute sur le pont, avec Bob Dylan collé aux oreilles. Appuyé à la rambarde, le vent et le soleil dans la figure, les bras en croix, je suis le roi du monde, ou Quinn le futur esquimau. Je suis de retour, j’ai traversé l’océan et la fin de mes études, je suis revenu pour rester, et Tadoussac n’est maintenant qu’une étape vers ma fabuleuse destination. L’eau est partout, les montagnes ne sont que des ombres en contre-jour.

De retour sur la terre ferme, le bus remonte la route avant de redescendre aux Escoumins, où tout encore m’est familier. Je retrouve le voilier de l’oncle amarré dans la baie, celui avec lequel j’étais parti observer les baleines il y a deux ans, la chocolaterie belge et l’épicerie dispendieuse, les maisons aux toits rouges. Le bus s’arrête pour deux passagers, j’arrête la musique et me cale dans mon fauteuil reculé au maximum. C’est la fin de la relecture du mythe et le début de l’aventure, la fuite vers l’inconnu de la Côte Nord. Les sapins sont par milliers à l’horizon, verts et oranges et bruns. Des chaises en plastic attendent en couple aux portes des cabines de motels défraîchis. Les minutes s’écoulent sans que je ne décèle la moindre trace humaine.

Voilà vingt minutes qu’il n’y a plus d’habitation en bord de route. Il n’y a plus que des sapins et le Saint-Laurent à droite, si large qu’il se mélange avec le ciel. À un tournant soudain, l’Intercar croise un bus scolaire jaune arrêté. Au loin, une maison en bois dans la clairière. Trois enfants sortent et courent vers la maison, sac sur le dos. Nous entrons à Forestville deux minutes plus tard et nous arrêtons devant un centre commercial et un Mac Donald’s. Rien n’est jamais perdu.

À seize heure, le bus s’arrête au milieu de nulle part, à la lisière d’une forêt. Un Innu qui se trouvait au fond descend, des sacs de matériel informatique dans les mains. Il rejoint sa maison, cachée derrière les arbres. Une grosse demi-heure plus tard, c’est l’entrée dans Baie-Comeau, le retour à la civilisation que je n’attendais plus. La ville surgit dans la vallée, autant dire de nulle part. La route 138 n’est plus seule, elle se transforme en boulevard, les feux de circulation réapparaissent, les croisements, les files de voitures, les pancartes, quelques piétons, un Walt Mart, un Mac Donald’s, un grand parking rempli de familiales et de véhicules récréatifs. Une demi-heure de pause dans la gare routière, en bord de fleuve.

Changement de chauffeur et cap sur Port Cartier et Sept-Îles. Un peu avant dix-huit heure, le soleil commence sa descente sur la route des baleines. Le Saint-Laurent est large comme un océan sans fin, nous roulons entre des milliers de lacs et de sapins de carte postale. Mon ventre se serre. Nous n’avons plus croisé de voiture ou de maison depuis plus d’une demi-heure. Dans les derniers rayons du soleil, le bus entre en pleine partie de montagnes russes, seul au milieu des sapins sur cette route qui monte, descend et tourne entre les lacs et les rivières.

Il est maintenant près de dix-neuf heure et toujours pas de Port Cartier en vue. La route est de plus en plus mauvais état et le chauffeur ne ralentit pas. Il ne reste qu’une dizaine de passagers endormis dans le bus qui gigote, se laissant porter le regard vide, usés par la fatigue. La moitié sont des autochtones. Le soleil est couché. Eau et sapin, et vent. Enfin, un restaurant routier se dresse en bord de route, crasseux comme les visages des gens qui le compose. Je prends un café dans la solitude et l’incompréhension la plus totale, toisé par les faces millénaires des Innus et centenaires des vieux québécois. Dehors, la nuit est angoissante. Les sapins ne sont plus qu’une énorme masse d’ombre noire menaçante, le ciel gigantesque s’étale en tâches d’encre. Mon ventre est noué. Les visages rudes qui m’entourent, l’odeur humide m’oppressent
- « Look ! They’re shooting bears ! They killed a million of them last year alone ! » Je n’ai vraiment pas ma place ici, à quoi pensais-je lorsque j’ai embarqué pour ce voyage vers l'abîme? Cette liberté que je cherchais à tout prix m’oppresse à présent, m’étouffe dans la noirceur de ce pays sans fin. Et il me semble que je ne trimballe avec moi que des démons, des figures grimaçantes. Des images infernales de tempête et d’alcool se bousculent dans ma tête.

De retour dans le bus, la route infinie continue de s’enfoncer dans la nuit et les sapins. Il est huit heure trente lorsque nous entrons dans Sept-Îles, la ville la plus importante de la Côte Nord. Que de chemin parcouru jusqu’ici, et pourtant, la ville est la même que dans le sud. De grands boulevards la quadrille jusqu’au fleuve, les petites maisons et les magasins s’alignent comme des bancs d’école, l’éclairage public et les nombreuses voitures, les vitrines des fast-food rendent le tout très urbain. Je me remets ensemble, ce n’est toujours pas le bout du monde.
À la sortie du bus pourtant, c’est la panique. Je n’ai aucune idée de la manière dont j’atteindrai Natashquan et je n’ai plus qu’une trentaine de dollars en poche. Je téléphone à Marie-Ève qui me propose un coup improbable : me présenter au dépôt de poste de Sept-Îles sur le coup de deux heure du matin et tenter d’embarquer dans la camion postal se rendant jusqu’à Natashquan. En attendant, avec ma maison enfermé dans cinq énormes valises, j’appelle un taxi pour me mener jusqu’à l’auberge de jeunesse de la petite ville. Celle-ci est à l’image de la ville, pour le moins sinistre. L’aubergiste est un grand doux moustachu, incapable de me donner le moindre renseignement sur la région et les moyens de transport, incapable aussi d’utiliser une carte de crédit. Quand il n’est pas derrière son comptoir, il dessine sur une table du salon un drapeau ésotérique aux couleurs de la paix dans le monde, petites colombes, ying et yang et tout le tralala. Moi, je mange mon tabac sur le balcon avant, comptant et recomptant mon argent, épuisant toutes les possibilités que j’ai de me rendre à Natashquan : c’est simple, si le coup de la poste ne fonctionne pas, je perds mes derniers dollars en taxi et ne peux plus me rendre nulle part. Je peux aussi attendre le lendemain à seize heure un dernier bus me conduisant à Havre-Saint-Pierre, mais pas plus loin. Et là, même topo, il me faudrait trouver une auberge, mais plus d’argent.

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